Madame Angéline (4/4)
Nous profitâmes du repas pour faire plus ample
connaissance, et j’étais heureux de constater que le courant passait
plutôt bien entre nous. Des mots diverses et variés se glissèrent dans
la conversation, comme par exemple parents, chien, naissance, ciseau,
serpillère, moderne, rideau, Marx, voiture, URSS, alcool, col de
chemise, pédérastie, infusion, contemporaine, Johan et Pirlouit,
caissière, lampe torche, cerf-volant, aérosol, spartiate, Elvis
Presley, amphithéâtre, chocolat, papillon, ancienne, Michel Drucker,
pelouse, exposé, ceinturon, avenir, photographie, Tintin, saucisson,
médiévale, aérogare, mouchoir, allumettes, rhododendron, frisottis et
bien d’autres qui pourraient remplir la page entière et terminer
l’histoire si j’étais fainéant.
Au fur et à mesure que nous
mangions, et surtout qu’elle me servait à boire alors que je n’avais
pas vraiment l’habitude de l’alcool, nos langues se déliaient. Quand la
soirée fut bien avancée, d’autres mots se glissèrent dans la
conversation, tels que amour, copain, copine, célibataire, aussi,
tiens, rigolo, toi, moi, intéressant.
Cette histoire aurait pu
bien se terminer, c’était même mon souhait le plus cher. J’aurais fini
par l’embrasser tendrement, elle aurait fait la même chose, nous nous
serions retrouvés dans le même lit, à deux mètres de la table de
cuisine, à faire des choses que beaucoup prennent plaisir à faire. Nous
aurions ri, nous nous serions échangés de petits regards complices, et
puis on se serait séparé le lendemain, le cœur en fête, avec un
prochain rendez-vous déjà en tête, dont on ne connaissait pas l’issue
mais ça n’avait pas d’importance.
Malheureusement, la vie n’est pas toujours bien faite et les contes de fée sont parfois vite terminés.
Pour
qu’il y ait fusion, il faut deux éléments. Or, Angéline n’en avait pas
envie. J’eus beau lui déclarer ma flamme, certes maladroitement, elle
me répondit qu’elle n’était pas intéressée, à part bien sûr pour une
amitié.
Peut-être aurait-elle été d’un autre avis si j’avais su
lui exprimer tout ce que je pouvais ressentir, mais ça m’était
impossible. Je n’aurais jamais pu trouver de mots assez forts. Alors je
dus me résigner, et je sus qu’il me faudrait l’oublier, et attendre
encore, peut-être une éternité, avant d’éprouver de nouveau une telle
sensation.
Je ne pouvais pas la forcer, mais j’étais dévasté.
Quelques semaines plus tard, elle se trouva quelqu’un. Nous nous sommes
perdus de vue. Mais je sais qu’ils vécurent heureux, c’est le journal
qui me l’a appris.
Cet homme qui avait pris ma place, et que j’avais
tellement envié, cet homme se retrouvait maintenant veuf. Si cet
épisode m’est revenu, c’est pour cela. J’ai lu ça ce matin. La maladie
s’est une fois de plus insérée dans la rubrique nécrologique.
Avec
le temps, j’avais fini par ne plus souffrir, mais cette nouvelle me
rappelle à côté de quoi je suis passé. Combien de fois ai-je pu la
revoir, m’ouvrir la porte de chez elle en peignoir ?
J’ai longtemps
attendu d’éprouver une sensation similaire envers quelqu’un d’autre,
j’ai longtemps espéré… mais je commence à croire que ça ne viendra
jamais…
Si un jour vous croisez un enseignant-chercheur dans la
rue, qu’il ressemble à l’un de ces bonshommes qui tiennent des blogs
sur internet, et que vous distinguez sur son crane une de ces choses
artificielles qui masquent la calvitie… peut-être aurez-vous alors, un
peu de compassion ?
FIN.